Dans ma jeunesse, bien avant l’arrivée de la télé dans nos maisons, nous n’étions pas riches. Ni papa, ni mes grands-papas n’avaient les moyens d’acheter une voiture. Tous nos déplacements se faisaient « pedibus cum jambis »; nous allions à pied. Aussi bien dire que nous n’allions nulle part.
Si parfois, nous devions aller loin, nous prenions le « petit char ». C’était le tramway. Roulant sur rail au centre de la rue et mu à l’électricité, il était relié aux fils suspendus dans les airs au-dessus de la rue, par un bras sortant du toit. Nous mettions deux heures pour nous rendre de l’est de Montréal jusque chez le frère de ma mère à Ville-Emard.
Dieu que la Terre était grande en ces temps-là. Pour moi, petit bonhomme, la paroisse était un pays. Tout était loin. Pourrais-je un jour me déplacer plus facilement ? Oui, peut-être, si seulement je pouvais travailler et gagner suffisamment de sous pour acheter un cheval.
Pas loin de chez-nous vivait un vieux monsieur du nom de Père Anselme. Les enfants le surnommaient le « bonhomme sept heures » puisqu’il ressemblait à s’y méprendre à ce vieux légendaire qui servait à nos parents à nous terroriser suffisamment pour que nous soyons à la maison à l’heure pour réciter le chapelet en famille.
Le Père Anselme avait perçu mon désespoir. Quand je passais devant chez-lui, allant faire des courses pour ma mère ou ma grand-mère, il me disait: – Lève tes pieds quand tu marches, ca ira plus vite. Je répondais: – Je suis fatigué de toujours marcher. Pourquoi les magasins sont-ils toujours si loin de la maison? Quand je serai grand j’aurai un char.
Un beau jour de mai, juste avant mes treize ans, le Père Anselme me voyant flâner dans la rue, me fait signe de le suivre dans sa cour. – Viens, j’ai quelque chose pour toi derrière.
Il pointe une vieille bécane, un peu rouillée, aux pneus usés mais bien gonflés, double barre, double fourche et doubles poignées comme on désignait ce genre de bécane dans le temps. Les poignées étaient en caoutchouc véritable. Les bouts étaient coupés, laissant paraître les trous des guidons. Les pédales étaient si usées qu’il ne restait de celle de droite que le moyeu central en métal pour s’y appuyer le pied. Elle avait un siège large, dont le cuir était craquelé, les ressorts écrasés mais qui semblait quand même invitant.- Je te la donne. Elle est encore en bon état. Elle est vieille la Rosalie mais elle te servira quand même à te déplacer plus vite. Tu n’auras plus à te traîner les pieds.
– Merci monsieur Anselme. Hourra! C’est un beau cadeau.
J’enfourchai la bécane et malgré mon inexpérience je réussis après quelques fausses manoeuvres à tenir l’équilibre et rouler jusqu’à la maison montrer à maman mon fabuleux cheval de fer que j’allais bientôt rebaptiser « Silver » en l’honneur du cheval de mon héros, The Lone Ranger que je suivais assidûment dans les bandes dessinées du Journal hebdomadaire que papa achetait chaque samedi.
La bicyclette faisait des miracles. Elle rapprochait tout. Elle m’ouvrait les frontières de la paroisse. Elle me permettait d’aller plus vite, plus loin, plus souvent là où je n’allais que rarement. L’épicerie, l’école où je m’ennuyais, la carrière où j’aimais jouer, le ruisseau où j’allais me baigner, le fleuve où j’admirais les gros bateaux, tout était plus près de la maison depuis que je roulais à bicyclette.
La vieille Rosalie avait repris du service. Elle était encore utile.
Elle guidonnait. Rebaptisée, elle poursuivait sa vie sous un autre nom, au service d’un nouveau Maître. Elle avait à nouveau une raison de vivre. Parfois quelques badeaux se moquaient d’elle.
Je laissais jaser sauf s’ils exagéraient, alors là, j’étais prêt à me battre pour qu’ils cessent de la dénigrer.
Dans la fougue de mes treize ans, je lui en demandais probablement trop pour ses vieilles roues. Un beau jour de juillet, je dévalais avec elle les monticules de terre où nous allions faire du « cross-country ». Un pneu éclata. Elle perdit les pédales, me projeta par terre et s’écrasa dans le ravin. Elle était toute démembrée, son corps tordu ne bougeait plus. Rosalie avait rendu l’âme à un âge plus que respectable, après une vie remplie de souvenirs magnifiques et surtout en ayant rendu de nombreux services à de nombreux amis.
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Quarante-six ans plus tard, un matin du mois d’août 2001, je roulais sur ma super bécane à 24 vitesses, toute en aluminium, légère et rapide. C’était le jour des ventes de garage dans ma ville. Je circulais d’une adresse à l’autre à la recherche de petits trésors qui parfois se terrent parmi la panoplie de vieilleries que nous offrent les maniaques qui vident leurs greniers ou leurs caves de ce qu’ils accumulent depuis des siècles.
Soudain je m’arrête devant une maison où les articles sont placés sur une table de manière ordonnée. Je crois reconnaître ce vieux Mac Plus que j’avais à mon service 16 ans auparavant. En le regardant de plus près ce n’était pas lui, mais un de ses jumeaux. Il était là, vieilli, usé, mais encore en bonne santé. Je l’examinai et constatai qu’il réagissait parfaitement. Il avait un disque dur de quelques megs, un clavier usé mais en état de marche, une souris et un tapis encore valable de même qu’une imprimante à points encore fringante et plus de cinq cents feuilles blanches. Une imprimante à point, on peut toujours en rire, du vieux Mac aussi, mais parfois ça tombe à point pour quelqu’un d’autre.
C’est alors que ma Rosalie me revint à l’esprit et que j’entendis la voix du Père Anselme.
– Viens, j’ai quelque chose pour toi derrière.
J’interpelle la dame.
– Vous demandez combien pour le vieux Mac?
– Pas cher! Si vous êtes acheteur, je suis vendeuse.
Je vous fais un prix que vous ne pourrez pas refuser.
Je vends tout, ce soir il ne devra rien rester sur la table.
Elle me fait un prix d’ami. Je lui demande de me garder vieux Mac le temps de revenir avec la voiture. Il est trop lourd pour qu’il monte avec moi à vélo. Je ne voulais pas que le vieux soit placé à la déchetterie. Je me suis dit que ça devrait être de même pour les vieux qui meurent à l’hospice ou dans un foyer de vieux. On devrait les récupérer. Ils serviraient encore si seulement on voulait d’eux. Je songeais que moi aussi je pourrais encore servir. Retraité depuis neuf ans maintenant, je sais mieux que personne ce que veut dire « ne plus être utile ».
Personne ne veut embaucher un vieux de plus de cinquante ans, je l’ai vécu.
Je suis revenu à la maison avec le vieux Mac. Il était fier.
Il s’est allumé tout de suite et m’a montré comment il pouvait encore servir. Bien sûr, il n’a plus la force des petits jeunes que l’on voit arriver toujours mieux nantis. Il n’a pas non plus la mémoire vive de ces jeunots. Il n’a pas la capacité de retenir autant de choses. Il est plus lent à démarrer. Ses articulations sont moins bonnes, elles ont pris de l’âge. Mais on peut encore le faire parler, on peut lui taper dessus. Il réplique assez bien. Il répète tout ce qu’on lui demande sur son imprimante.
Je suis fier de lui avoir sauvé la vie.
Je lui ai dit qu’il n’avait rien à craindre.
Son frère m’avait grandement dépanné dans le passé et je lui devais beaucoup de reconnaissance. Cependant, comme je suis un peu à l’étroit et que j’ai déjà adopté un jeune, je n’ai plus de chambre pour le loger.
Je lui ai proposé de lui présenter une personne seule, n’ayant pas réussi à adopter un plus jeune ni même à héberger un plus vieux. Une personne cependant qui mérite tout autant que les autres d’avoir de la compagnie, qui pourrait en prendre soin, lui parler et le faire travailler un peu pour défrayer sa pension. Il m’a dit qu’il serait très heureux de reprendre du service. Il était fier. Son regard était lumineux. Il voulait travailler. Il s’en disait capable. Quoique admettant ne pas être aussi vite qu’un jeune, il avait quand même tout ce qu’il fallait pour faire de petites besognes utiles, rendre la vie plus facile à son hôte ou hôtesse éventuelle. Il avait encore le coeur à l’ouvrage. Il me rappela même par son emblème, le vieux proverbe qui dit: Une pomme par jour éloigne le médecin pour toujours. Je lui ai dit que je ne l’abandonnerais pas, que je ne le laisserais pas tomber et que le plus tôt possible je lui trouverais un gîte. J’ai parlé de lui à Danielle mon amie qui connaît plein de gens.
Elle m’a promis qu’elle trouverait la bonne personne pour le vieux Mac.
Là où il irait, il serait heureux.
Il se sentirait aimé et utile.
Peu de temps après mon appel, elle a trouvé quelqu’un pour adopter le vieux Mac. Je l’ai laissé partir le coeur joyeux. Je savais que celle qui l’accueillerait aurait encore longtemps plein de considérations pour ce pauvre vieux. Je suis même allé le reconduire à son nouveau foyer. J’ai bien expliqué à la dame comment prendre soin du vieux Mac.
Je lui ai dit que si elle avait quelques interrogations à son sujet, elle pouvait me contacter n’importe quand.
Salut vieux Mac, sois heureux.
Ce que j’ai fait pour toi, jadis le Père Anselme l’avait fait pour Rosalie.
Ce que je fais pour toi n’est que le juste retour des choses.
Merci Père Anselme de m’avoir ouvert les frontières de la paroisse.
Aujourd’hui, la Terre est petite.